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Rosa Luxemburg, “Aujourd’hui, nous avons encore eu une journée d’une beauté inconcevable … Je voudrais crier par-dessus le mur”. Prison de Wronke, 1917
Que dire qui n’a pas été dit sur l’incommensurable beauté de ces lettres écrites au milieu de l’innommable boucherie, derrière les murs … D.V.P.
Aujourd’hui, nous avons encore eu une journée d’une beauté inconcevable. D’habitude, je regagne ma tanière à 10 heures du matin pour travailler, aujourd’hui je n’ai pas pu. J’étais étendue dans mon fauteuil en osier, la tête renversée en arrière, et, sans bouger, j’ai regardé le ciel des heures durant. D’immenses nuages aux formes fantastiques recouvraient le bleu tendre du ciel qui çà et là apparaissait entre leurs pourtours déchiquetés. La lumière du soleil ourlait ces nuages d’un blanc d’écume éclatant, et au cœur, ils étaient gris, d’un gris très expressif, passant par toutes les nuances, du voile argenté le plus doux au ton orageux le plus sombre. Avez-vous déjà déjà remarqué la beauté et la richesse du gris? Il y a quelque chose de si distingué et pudique, il offre tant de possibles. Quelle merveille, tous ces tons gris sur le fond bleu tendre du ciel! Comme une robe grise va bien aux yeux bleu profond.
Pendant ce temps, devant moi, le grand peuplier de mon jardin bruissait, ses feuilles tremblaient comme dans un frisson voluptueux et étincelaient au soleil. Pendant ces quelques heures où j’étais tout entière plongée dans des rêves gris et bleus, j’avais le sentiment de vivre des millénaires. Kipling raconte, dans une de ses histoires indiennes, que chaque jour vers midi, un troupeau de buffles est emmené loin du village. Ces bêtes gigantesques, qui en quelques minutes pourraient écraser sous leurs sabots un village tout entier, suivent docilement la baguette de deux petits paysans à la peau sombre, vêtus d’un simple tricot, qui les conduisent d’un pas décidé au lointain marécage. Là, les bêtes, dans un énorme bruit, se laissent glisser dans la boue, s’y vautrent avec délice et s’y enfoncent jusqu’aux naseaux, pendant que les enfants se protègent des rayons impitoyables du soleil à l’ombre d’un maigre acacia, mangent lentement une galette de riz qu’ils ont emportée avec eux, observent les lézards endormis au soleil et, en silence, regardent vibrer l’espace… « Un après-midi comme celui-là leur semblait plus long qu’à bien des hommes une vie entière », lit-on chez Kipling, si je me souviens bien. Comme cela est bien dit, n’est-ce pas? Moi aussi, je me sens comme ces enfants indiens, quand je vis une matinée comme aujourd’hui.
Une seule chose me fait souffrir: devoir profiter seule de tant de beauté. Je voudrais crier par-dessus le mur: je vous en prie, faites attention à ce jour somptueux! N’oubliez pas, même si vous êtes occupés, même si vous traversez la cour à la hâte, absorbés par vos tâches urgentes, n’oubliez pas de lever la tête un instant et de jeter un œil à ces immenses nuages argentés et au paisible océan bleu dans lequel ils nagent. Faites attention à cet air plein de la respiration passionnée des dernières fleurs de tilleul, à l’éclat et la splendeur de cette journée, parce que ce jour ne reviendra jamais, jamais! Il vous est donné comme une rose ouverte à vos pieds, qui attend que vous la preniez, et la pressiez contre vos lèvres.
Extrait d’une lettre à Hans Diefendbach,
Wronke, 6 juillet 1917, vendredi soir.
In Rosa, la vie, Les Éditions de l’Atelier / Les Éditions ouvrières, Ivry-sur-Seine, 2009. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi.
Hans Diefenbach, médecin sur le front, est mort le 25 octobre 1917. Rosa Luxemburg écrit : J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous., tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans D. les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a déjà renvoyé une.