“C’est alors qu’à Limoges coula à flot le sang des ouvriers français qui revendiquaient d’être mieux traités par leurs contremaîtres…” Rosa Luxemburg. Un récit au jour le jour de cette grève par une chercheuse Geneviève Désiré-Vuillemin

“… c’est alors qu’à Limoges coula à flot le sang des ouvriers français qui revendiquaient d’être mieux traités par leurs contremaîtres.”

Quand Rosa Luxemburg écrit en mai 1905 son  article L’unification des socialistes français, la grève des porcelainiers de Limoges venait de se terminer. Pour elle, les événements étaient donc hautement et terriblement présents et constituaient en effet une illustration claire de l’analyses qu’elle souhaitait transmettre :

“Le danger majeur d’une telle participation était qu’elle engageait la responsabilité des socialistes dans les agissements de ce gouvernement. Quant à ce dernier, le fait qu’il comprenait un socialiste ne l’empêchait nullement de demeurer un gouvernement de domination de classe, l’organisation politico-policière de la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire, et il continua de servir fidèlement les intérêts de la classe capitaliste dans tous les domaines de la vie sociale. C’était précisément cette circonstance – la participation d’un socialiste au gouvernement – qui encourageait davantage le gouvernement bourgeois à agir de la manière la plus brutale contre les ouvriers en grève et de recourir en toute occasion à la force armée. Ironie du sort, le sang des ouvriers français n’avait peut-être jamais coulé aussi souvent que du temps du gouvernement « socialiste » de Waldeck-Rousseau. …”

Dans ce même texte, deux citations se rapportent à la Commune et au réformisme:

“… dans lequel, à côté du socialiste Millerand, prit place, en tant que ministre de la Guerre, le général de Galliffet, un de ceux qui, de la manière la plus sauvage et la plus cruelle, avaient écrasé, en 1871, la glorieuse insurrection des ouvriers : la Commune de Paris”

“Il faut également noter que la police parisienne interdit à l’époque tout discours et se comporta d’une manière particulièrement insolente et provocatrice envers les congressistes quand ceux-ci se rendirent au cimetière où reposent les dépouilles des héros de la Commune, afin de rendre hommage à leur mémoire. Et ceci malgré la présence de Millerand dans le gouvernement républicain.”

Nous avons la chance unique de pouvoir voir et entendre ce combat des ouvriers de Limoges, d’analyser et de réfléchir pour aujourd’hui grâce au travail d’une chercheuse : Geneviève DËSIRË-VUILLEMIN. Elle livre en effet dans un long article un récit incroyablement précis, au jour le jour de cette grève . https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1971_num_83_101_5686. Même si tout récit est sous-tendu par des analyses, les faits bruts parlent d’eux-mêmes A lire aussi la partie sur les forces politiques qui est un écho dans une situation concrète des analyses de Rosa Luxemburg.

Au jour le jour

La grève des porcelainiers de 1905 n’éclate pas comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Durant toute l’année 1904 des grèves» plus ou moins longues, plus ou moins suivies, surviennent continuellement dans les diverses usines de la région. Aucun secteur n’y échappe : d’octobre à décembre, il y a des grèves chez les papetiers de Saint- Junien, aux usines de Notre-Dame du Pont et du Moulin Brice, des manifestations chez les ouvriers gantiers et de l’effervescence chez les gantières des fabriques Darconnet et Gady, après une réunion de chefs syndicaux qui invitent les ouvrières à se syndiquer (14 déc. 1904) : celle-ci se termine par un défilé en ville, des injures et des pierres lancées contre les gendarmes, qui chargent à cheval pour disperser les manifestants48. A Bosmie (près de Limoges), le maire qui craint la mise à feu des tas de paille dans l’usine de cartons de l’Aiguille, demande au préfet l’envoi de la force armée. A Bussière, c’est la grève des ouvriers poseurs de voie : ils se plaignent des journées trop (10 heures). Auparavant, entre février et octobre, il y avait eu des grèves d’ouvriers maçons et de manœuvres à Limoges38, des sabotiers (qui protestent contre l’ouverture d’une autre usine à Aixe), des ouvriers de la chaussure (pour que les salaires passent de 4,50 F à 4,75 ou 5 F par jour) ; en avril, grève des cochers de Limoges qui protestent pour garder les pourboires, que veulent s’adjuger leurs patrons**, grève de certaines ouvrières décalqueuses pour la suppression des amendes en cas de « grippage »45, grève des garçons de café qui réclament, non une augmentation de salaire (ils sont bien payés) mais une meilleure nourriture, et “… le droit de porter la barbe*46, grève des décalqueuses de la fabrique Gérard et Dufraisseix qui refusent un nouveau papier de décalque (utilisé déjà à Paris, en et en Allemagne) permettant à 3 ouvrières de faire autant de travail que 5 avec l’ancien procédé (elles craignent une réduction de la main-d’œuvre), grève des lingères de l’usine Choteau qui défendent leur très maigre salaire, etc., etc…

Comme on peut le voir par ce qui précède, les motifs des grèves sont souvent des revendications d’amélioration de salaire pour vivre «honnêtement », ou d’avantages accompagnant un travail (conservation des pourboires), ou de crainte de réduction de main-d’œuvre; parfois aussi les grévistes ne réclament ni augmentation de salaire, ni réduction d’horaire, mais s’insurgent contre la « tyrannie » des contre-maîtres ou des contre-maîtresses. Il semble que les ouvrières acceptent avec plus de difficultés que les ouvriers l’autoritarisme, car les conflits pour cette cause sont plus fréquents dans les ateliers féminins que masculins. Quoi qu’il en soit, le contre-maître — ou la contre-maîtresse — est universellement détesté, bien plus que le patron. Les conflits de cette espèce se multiplient au cours de l’année 1904 et au début de 1905. Ce que souhaitent les ouvriers — et plus encore les ouvrières — c’est le renvoi du contre-maître détesté ou, mieux, sa remise au rang de simple ouvrier sous la férule d’un nouveau contre-maître désigné par l’atelier. C’est ainsi que des ouvrières d’une papeterie de Saint- Junien avaient obtenu d’élire leur contre-maîtresse. Toutes ces agitations inquiètent, dès décembre 1904, le préfet de la Corrèze qui craint qu’à la suite des grèves des ouvriers de la société des « Papeteries du Limousin » de Saint-Junien, des délégations ne se rendent dans son département pour débaucher les ouvriers de Malemort et de Claredent; de plus les « Papeteries du Limousin » ont également des usines à Confolens et à Excideuil49.

Chez les porcelainiers, dès le début de 1905, il y a de l’agitation (en particulier dans les fabriques de Batiot; de Théodore Haviland) parce que les ouvriers et ouvrières de certains ateliers veulent obtenir le renvoi des contre-maîtres en fonction et leur remplacement par des contre-maîtres de leur choix. L’intervention du maire dans ces conflits ramène le calme, au moins passagèrement.

Les premières manifestations tumultueuses se déchaînent au début de mars « contre l’armée et le capital », lorsqu’on apprend à Limoges que le général Tournier y est nommé chef de la division (14 mars). La municipalité se montre très mécontente de cette nomination et, pour bien marquer sa désapprobation, refuse d’aller accueillir le nouveau commandant de la place à sa descente du train et de lui faire faire, selon la coutume de l’époque, son entrée solennelle dans la ville50.

Quelle est la raison d’une pareille animosité du Conseil Municipal contre le général Tournier qui n’avait jamais mis les pieds à Limoges? Un journal de droite, Le Gaulois, du 14-16 avril, laisse entrevoir, à travers des insinuations perfides, une piste qui débouche sur des faits vérifiés. Un de ses collaborateurs qui signe L. Desmoulins, écrit l’article suivant : « Le préfet de la Haute-Vienne s’était montré accommodant avec les grévistes et, crânement, il avait promis aux émeutiers le déplacement du général Tournier51. Les grévistes, comptant qu’on leur enverrait, pour commander le Corps d’Armée le général Peigné ou tout autre soldat du Grand Orient, promenèrent dans la ville le drapeau rouge et le drapeau noir … Il paraît pourtant que M. Berteaux refuse de sacrifier le général Tournier aux rancunes des anarchistes limousins … »

A travers leurs affirmations partiales, voire erronées, à travers leur violence, ces lignes restituent l’atmosphère qui règne après « l’affaire des fiches» (1904), dont les protagonistes ont été, derrière le général André, les généraux Tournier5* et Peigné53. Tous deux ont exercé un commandement à Clermont-Ferrand, mais alors que Tournier incarne l’officier de tradition — on serait tenté de dire « de style de cavalerie ancien régime » : homme de droite, « bien pensant » ou « clérical »  (selon le point de vue) — Peigné apparaît comme l’officier « modem style »,- républicain déclaré, anticlérical militant et franc-maçon. Le général Tournier arrive à Limoges précédé de sa réputation d’anti- franc-maçon; pour le général Peigné, atteint par la limite d’âge (et par la publication d’un document explosif), il n’est plus question de commandement.

L’hostilité du Conseil municipal de Limoges s’explique parce qu’au moins trois de ses membres sont eux-mêmes francs-maçons5*. Le ministre de la guerre, Berteaux, est franc-maçon, tout comme le président du Conseil, Rouvier; mais, après les remous de l’affaire des fiches, on juge opportun, en haut lieu de jeter du lest, et de mettre de côté certains frères trop visiblement engagés : comme le général Peigné et le préfet de la Haute-Vienne, Edgard Monteil55 remplacé par Félix Cassagneau — que le Conseil Municipal ne semble pas apprécier beaucoup : il est « étranger » et ne « comprend pas » les Limousins.

Donc, pour des raisons complexes, l’arrivée du gémirai Tournier à Limoges sert de prétexte à des manifestations dans la rue, devant l’hôtel du Corps d’Armée. En même temps, quelques ouvriers de la fabrique de chaussures Faugeras mettent l’usine en état de blocus pour empêcher la sortie des marchandises, tandis que ceux de l’usine de feutre Beaulieu assiègent le patron dans son bureau et prétendent le réduire par la famine! La maire va parlementer et tente de ramener le calme dans les usines. .

La grève des porcelainiers — grève qui devait tragiquement — commence d’une façon banale, mais dans une atmosphère tendue, dans l’usine de Théodore Haviland, le 28 mars. Tout d’abord, les 62 ouvriers-peintres de l’atelier de décoration se mettent en grève pour protester contre le renvoi de trois de leurs camarades qui, depuis qu’ils sont payés à l’heure (et non aux pièces), fournissent un travail jugé insuffisant. Cependant, après une démarche auprès de la Bourse du Travail et auprès de Théodore Haviland, les trois peintres leur place à l’atelier. L’incident, qu’on pourrait croire clos, a des suites; les protestations continuent contre le contre-maître de l’atelier de décoration, Penaud. H est accusé d’user du « droit du seigneur »** à l’égard de ses ouvrières, nombreuses dans son atelier. A celles qui se soumettent à ses caprices, il confierait les travaux les plus faciles ou les mieux rémunérés, aux autres les tâches les plus ingrates, allant même jusqu’à faire peser la menace de la suppression d’emploi57. Accusation invérifiable, mais qui, dans le contexte social, n’est pas dépourvue de vraisemblance, et qui, à coup sûr, soulève la réprobation générale.

1″ avril. — Tandis que le maire Labussière s’entremet pour négocier une reprise du travail à l’usine Faugeras (où la grève avait commencé pour obtenir le renvoi d’un contre-maître et où elle se termina par le succès des ouvriers), une délégation de grévistes vient encourager à l’intransigeance les ouvriers de l’atelier de décoration de la fabrique Th. Haviland : qu’ils tiennent ferme pour exiger le renvoi du Penaud.

Le maire, sentant les choses s’envenimer, demande alors au contre-maître de se retirer spontanément, de se « sacrifier »58 pour ramener le calme dans l’atelier, car il sait que Th. Haviland, très satisfait de Penaud, refusera de le renvoyer89. La tension monte en effet dans l’usine : quand, au début de l’après-midi les ouvriers des autres ateliers reprennent le travail, deux hommes les incitent à se mettre plutôt en grève avec, apparemment un certain succès, puisque deux camions sortent  difficilement de l’usine : des ouvriers lançant des pierres et de la poussière à la tête des chevaux; enfin, le commissaire de police appelé évite que les plus excités enfoncent une porte en la faisant ouvrir devant eux.

Th. Haviland avertit alors le préfet que l’agitation croît dans son usine; agitation injustifiée à ses yeux, puisque les trois peintres menacés de renvoi ont été maintenus; quant au renvoi du contre-maître, il n’admet pas que les seuls ouvriers en décident : c’est mettre en question l’autorité patronale.

2 avril — Le lendemain, les peintres de l’atelier qui ont confié la défense de leurs intérêts à la Fédération de la Céramique (dirigée par Tillet) sollicitent une entrevue avec Haviland : ce dernier ne répond pas, estimant qu’aucune discussion ne peut avoir lieu entre lui et les ouvriers sur le « marchandage» du renvoi de Penaud; il n’admet pas la mise en cause de son autorité, pas plus que la calomnie qui, pense- t-il, s’attaque au bon contre-maître, justement à cause de sa vigilance. Cette attitude ulcère les ouvriers qui voient là une marque de mépris impardonnable : le cycle infernal s’amorce. Du coup, les 1 200 ouvriers de la fabrique quittent le travail par solidarité avec leurs 62 camarades peintres. Un peu plus tard, les grévistes vont lancer des injures et des pierres contre la maison du contre-maître Penaud, qui se réfugie à Angoulême, chez ses beaux-parents.

3 avril. — Dans l’excitation de la bagarre contre le contre-maître, une chanson*60 est improvisée contre Penaud, l’accusant de « trop aimer ses ouvrières»; de nouveau, un camion de livraison – — dont les conducteurs ne sont pas en grève «— doit forcer le passage pour sortir de l’usine; mais certains grévistes expriment déjà une crainte : celle de Voir les patrons se solidariser entre eux pour soutenir Haviland comme eux-mêmes se sont solidarisés en faveur des peintres. Devant la tournure inquiétante que prennent les événements, le maire tente une autre démarche auprès de Th. Haviland, qui refuse catégoriquement de se séparer de Penaud.

4 avril. — Les patrons porcelainiers se concertent : la succession de grèves décidées pour obtenir le renvoi de contre-maîtres les inquiètent; ne serait-ce pas le signe avant-coureur de la grève générale, de la révolution. Il faut prouver aux ouvriers que la grève générale est plus dangereuse pour eux que pour les patrons et que, de leur côté, les patrons sont résolus à manifester leur solidarité et à refuser de subir les volontés des ouvriers en ce qui concerne la désignation des contre-maîtres : c’est une question de principe. Enfin, en riposte à la menace de grève générale, ils peuvent faire un lock-out : mesure qui fera réfléchir beaucoup d’ouvriers; et la masse qui ne veut pas courir de risques se détachera de la « minorité agissante » qui, réduite à elle- même, sera peu dangereuse. Ils décident donc de fermer leurs usines si le travail ne reprend pas chez Haviland, lequel, de son côté, est bien résolu à ne consentir aucune concession au sujet du renvoi de son contre-maître.

Deux jours passent, dans l’incertitude, l’expectative, la tension; de part et d’autre, on s’observe. Beaucoup d’ouvriers « — ceux des usines qui ne sont pas en grève — redoutent un lock-out qui les condamnerait à un chômage de durée inquiétante (ce qu’il plaira aux patrons dont la « résistance financière » est bien supérieure à la leur). Au contraire, les plus engagés dans la lutte révolutionnaire souhaitent que « le patronat et le capitalisme » démasquent leur cruauté, leur avidité, leur inhumanité; que l’affrontement décisif ait enfin lieu : la masse ouvrière a des chances de l’emporter si elle se dresse comme un seul homme. La menace du lock-out? Voilà peut-être l’étincelle qui allumera la grève générale. Vainqueurs du patronat, les ouvriers lui imposeront des contre-maîtres choisis par eux, ce qui, pratiquement, reviendra à faire passer le travail sous le seul contrôle des ouvriers.

Les patrons, de leur côté, ne tiennent pas à un affrontement : l’industrie porcelainière ne peut que pâtir des désordres et l’arrêt du travail représenterait un lourd manque à gagner; de plus, si les commandes ne sont pas honorées en temps voulu, on risque de perdre une clientèle obligée accidentellement d’aller se servir ailleurs61.

Jeudi 6 avril. — Inquiète, la municipalité de Limoges tente encore des démarches conciliatrices. Finalement, une entrevue est ménagée entre délégués des patrons et délégués des ouvriers le 6 avril : beaucoup de patrons ayant déclaré se solidariser avec Th. Haviland, font peser la menace du lock-out. Cependant Haviland fait une concession concernant le contre-maître Penaud : ce dernier, craignant pour sa sécurité et celle de sa famille est parti à Angoulême où il compte rester un mois, temps nécessaire pour se remettre de ses émotions et pour laisser se calmer les passions; Th. Haviland propose de le remettre, lorsqu’il reviendra, comme simple ouvrier pendant cinq mois avant de le réintégrer dans ses fonctions de contre-maître62.

Vendredi 7 avril. — Les ouvriers repoussent la proposition : ils exigent que Penaud ne revienne pas avant six mois à l’atelier, où il restera ensuite comme simple ouvrier : il ne reviendra jamais contre-maître. Les patrons refusent : la menace du lock-out se précise. Samedi 8 avril. — Le durcissement des positions fait craindre que l’épreuve de force ait lieu prochainement, car les ouvriers mécaniciens de l’usine Charles Haviland (fabrique complètement indépendante de celle de Théodore Haviland)61 se mettent en grève à leur tour pour réclamer le renvoi du contre-maître de leur atelier, Sautour; pour cette demande, ils invoquent des motifs : les exigences de Sautour en ce qui concerne le travail et l’horaire et surtout l’attitude de Sautour envers les ouvriers qui ne partagent pas ses convictions religieuses (il aurait fait renvoyer un ouvrier qui, malgré ses avis, avait fait enterrer civilement sa petite fille, morte à cinq ans). D’ailleurs, Sautour est le frère du directeur de la section locale du « Sillon » organe de propagande catholique!**

En même temps que les trois fabriques Haviland (celle de Théodore et les deux de Charles) se mettent en grève pour la question du renvoi de contre-maîtres qui déplaisent aux ouvriers, on apprend que les typographes de Limoges se mettent en grève aussi, pour une augmentation de salaire, que les ouvriers carriers en font autant et que l’agitation gagne Saint-Junien. Les coupeurs de poils de l’usine Beauieu (feutre) sont toujours en grève. Et l’on se souvient que la grève récente des usines Monteux (le plus gros fabricant de chaussures) a eu pour origine le renvoi d’un contre-maître : pour avoir la paix, le patron a cédé ; il en a été de même dans d’autres usines (chez Lecointe, par exemple). Les patrons s’interrogent : ce qu’ils ont pris pour des protestations isolées contre les tyranneaux d’atelier serait-il un concerté? Eux qui ont pratiqué parfois la politique du « Prince » de Machiavel — briser la contrainte, quand elle a cessé d’être utile, pour se rallier l’opinion — se demandent s’ils n’ont pas, à leur insu, préparé le grand soir …

Aussi, Théodore Haviland s’estimant clairvoyant, est résolu à ne rien céder au sujet de l’affaire du contre-maître. Les Haviland, Charles et Théodore, font figure de leaders des patrons porcelainiers : ce sont eux qui ont réalisé les perfectionnements techniques les plus modernes, changé les procédés de vente, qui comptent parmi les plus importants producteurs de porcelaine, qui emploient le plus d’ouvriers; ils ont même un embryon de service social : alors que certains patrons ne font rien pour leurs ouvriers, que d’autres se contentent d’assurer à l’usine un service médical gratuit, eux, ils offrent en plus un « comptoir d’escompte » où les ouvriers peuvent déposer leurs économies à un taux plus élevé que partout ailleurs. Pour l’époque les Haviland sont à la pointe du progrès. L’ « Union des Fabricants », qui groupe la plupart des patrons porcelainiers, se déclare solidaire de Haviland et ses membres décident de fermer leurs usines dans les huit jours si le travail ne reprend pas dans les fabriques en grève. Cette grave résolution émeut la Chambre de Commerce.

Et, dans cette atmosphère de veillée d’armes, les esprits surexcités commencent à perdre leur lucidité : chacun voit des ennemis dans « ceux d’en face », les bruits les plus extravagants circulent et crédit. On raconte que le maire, Emile Labussière a donné — ou va donner — sa démission, que le général Tournier — dont l’affectation à Limoges avait été mal accueillie par la municipalité — a donné des instructions aux régiments « étrangers » casernes dans les villes voisines ,afin qu’ils se tiennent prêts à marcher sur Limoges au premier appel!**. La presse locale — Le Réveil du Centre et Le Socialiste prennent violemment parti. Il n’en faut pas davantage pour exaspérer une population inquiète et ombrageuse, où les doctrines anarchistes ont des adeptes et plus encore les doctrines socialistes. L’agitation gagne la rue, des groupes de jeunes gens chantent « L’Internationale » et « l’Hymne à l’Anarchie » pour le grand effroi — ou l’indignation — des passants âgés. Le même jour, Sautour adresse une lettre au maire et une au préfet (c’est la deuxième, la première datant du 1″ avril) : devant l’hostilité des ouvriers, les voies de fait, il quitte la ville pour se réfugier chez des parents, confiant ses deux immeubles et sa famille à la sauvegarde du préfet; il se plaint d’avoir été menacé par Le Réveil du Centre du 31 mars et par Le Socialiste du 2 avril. Le 1″ avril, Charles Haviland avait écrit au préfet pour appuyer la demande de protection de son contre-maître, dont il vantait les mérites et qu’il connaissait bien, puisqu’il était dans son usine depuis 14 ans. Ce même jour, Théodore Haviland avait lui aussi écrit au préfet pour l’informer qu’une bande de manifestants s’était agitée devant son usine67.

Lundi 10 avril. — Les patrons, qui déclarent refuser de se soumettre à la violence, prévoient le début du lock-out pour le 11 avril; la presse commence à parler des « événements de Limoges »; le préfet se tient en rapport constant avec le ministre de l’Intérieur, Etienne, et le Président du Conseil, Rouvier. Dans l’après-midi, une manifestation de trente à quarante jeunes gens devant l’hôtel du Corps d’armée a lieu avec chant de L’ « Internationale », cris, sifflets … Deux hommes âgés, qui témoignaient leur réprobation, sont pris à partie, molestés.

Pour «écarter la menace du lock-out, la Chambre de Commerce de Limoges envoie une délégation à Paris qui est reçue par Rouvier et Dubief en l’absence du ministre de l’Intérieur, Etienne; elle demande au président du Conseil d’intervenir auprès des patrons pour retarder la fermeture des usines : le télégramme ministériel fait reporter le début du lock-out au 13 avril; le préfet, le maire et le président de la Chambre de Commerce avaient, eux aussi, fait une démarche dans le même sens. On redoute de plus en plus l’affrontement ouvert.

Mercredi 12 avril. — D’ultimes pourparlers s’engagent entre délégués patronaux et ouvriers qui parviennent à un projet d’accord : le Penaud serait mis pendant un mois en congé, affecté pendant cinq mois à d’autres fonctions avant de reprendre sa place chez Th. Haviland. Mais avant d’apposer leur signature, les délégués ouvriers veulent en référer à leurs camarades, dont certains sont réunis à la Bourse du Travail, ils exposent les projets d’accord, puis un vote a lieu : la majorité des présents rejette tout compromis par 260 voix contre 67 !68 C’est une «minorité agissante» qui accepte de courir le risque, puisque la fabrique Th. Haviland occupe à elle seule 1 200 ouvriers, le lock-out touchera 13 086 ouvriers, dont 9668 sont déjà en grève (5740 hommes, 2 400 femmes, 1528 enfants), dont 7 500 sont grévistes réels, les autres forcés. Trente et un fabricants de porcelaine adhèrent au lock-out.

Jeudi 13 avril. — C’est le lock-out chez la plupart des porcelainiers, parce que Th. Haviland a refusé de renvoyer un des ses contre-maîtres. C’est aussi l’agitation croissante en ville où une « bande de 50 garnements » de 12 à 20 ans croise, vociférant, tendant le poing et chantant « l’Internationale », sans commettre de dégâts.

Vendredi 14 avril. — Les patrons des usines en lock-out se réunissent69 et dénoncent les « causes et développement moins d’un fait que d’une manifestation révolutionnaire» : dans plusieurs fabriques, les demandes de renvoi de contre-maîtres se sont succédées et des violences se déchaînent.

En effet, après une réunion à la Bourse du Travail, une troupe de 4 à 500 grévistes de la maison Guérin décide d’aller vérifier s’il n’y a pas d’ouvriers non grévistes occupés à finir des travaux dans les usines en lock-out. Pour ce faire, ils enfoncent le portail fermé de l’usine Guérin et, ensuite, procèdent de la même façon chez Jouhannaud et chez Lanternier. Dans les usines de Charles Haviland et de Théodore Haviland les grévistes vont planter le drapeau rouge au 3e étage : du coup, Théodore Haviland fait hisser le pavillon américain sur son usine de l’avenue de Poitiers où les grévistes ont arraché les portes et brisé des monceaux de porcelaine emballée, prête à livrer; il réclame la protection consulaire! Son émoi est assez compréhensible, car passant en automobile dans la rue un moment plus tôt, il a été reconnu, hué par des groupes de grévistes qui l’ont suivi jusque dans la cour de son usine de la rue de Poitiers; et là, ils ont pendu un mannequin à son effigie, tandis qu’un groupe de jeunes gens renversait son auto et y mettait le feu”70. ? sort de son bureau sous la protection de la police et encore les manifestants tentent d’effrayer les chevaux de sa voiture, et brandissent contre lui canifs et gourdins. Le commissaire de police appelle des troupes réquisitionnées par le préfet et fait garder l’usine par un détachement du 21* Chasseur à cheval; plus loin, route d’Aixe, la fureur des manifestants se tourne alors contre les chasseurs : ils frappent les chevaux, leur lancent des pierres, tentent de les en élevant des barricades avec tout ce qu’ils peuvent trouver. Au cours d’une bagarre très vive, un cheval s’abat, tué sur le coup71. Pour faire des barricades, les manifestants raflent grilles (arrachées aux jardins des maisons proches), matériaux entreposés (barres de fer, pièces de bois, bancs). »

– Selon divers témoignages, les manifestants les plus excités sont des jeunes de 20 à 25 ans, rompus, semble-t-il, à la bagarre des rues; voyant les conseillers municipaux, qui, à la suite du maire, tentent de s’interposer pour éviter le pire, ils leur crient qu’ils ont été chargés par les chasseurs; à quoi le commissaire réplique avec indignation que c’est faux, que ce sont eux qui les premiers ont attaqué, en lançant des pierres contre les chasseurs, jusque-là immobiles712.

La journée s’achève dans une atmosphère de révolution et de terreur: la plupart des usines fermées ont été envahies, leurs portes forcées, leur matériel endommagé; des maisons de particuliers ont été malmenées, lorsqu’elles se trouvaient à proximité des points avec les troupes. Les patrons demandent aux huissiers de venir constater les dégâts et mettent maire et préfet en demeure d’assurer l’ordre72.

Samedi 15 avril. La journée se passe en constats d’huissiers et en « visites » d’usines par des groupes de grévistes qui veulent « empêcher le travail sournois » ; la Fédération de la céramique a lancé un appel au calme et désavoue les bris et les violences; les ouvriers répudient de tels actes et les attribuent à des « non ouvriers », car « de vrais ouvriers ne détruiraient pas ainsi le travail de leurs mains »74. Entre le maire et le préfet le désaccord se manifeste : le premier dit que l’envoi de troupes étrangères à la ville est le meilleur moyen d’aggraver l’exaspération de la population déjà meurtrie par les événements; le second, qui a déjà reçu un nombre impressionnant de demandes de protection, estime que son devoir est avant tout d’assurer l’ordre. Aussi, entre la mairie et la préfecture, c’est la petite guerre des affiches sur les murs de la ville ou publiées dans la presse locale. Quant à la lecture de la presse, le moins qu’on en puisse dire est qu’elle n’est pas lénifiante : pour les uns, Limoges est à la veille d’être submergée par les « Apaches » c’est-à-dire par les anarchistes limousins78, selon d’autres le syndicat des patrons a tramé une conjuration pour anéantir le prolétariat; mais la conclusion est unanime pour engager les lecteurs à se tenir sur leurs gardes devant le péril imminent … Tout cela perturbe les esprits les plus pondérés ; les indicateurs de police recueillent des informations délirantes : « un nommé Blanchard, du cercle « Le Sion » (sic) exciterait les enfants à ne plus aller à l’école » et « 150 séminaristes se trouveraient parmi les agitateurs»79

Ce même jour, le maire réunit le Conseil municipal pour faire une nouvelle démarche auprès de Penaud (toujours à Angoulême) afin qu’il renonce de lui-même à revenir dans son atelier, « qu’il se sacrifie » {sic) pour ramener le calme.

La Bourse du Travail siège en permanence; elle a reçu un délégué de celle de Paris, nanti des pleins pouvoirs : Lévy. Au niveau des Bourses du Travail comme à celui du gouvernement, Limoges et Paris sont en contact permanent : on sent que l’heure est grave.

La soirée du 15 avril arrive sans que rien de marquant ait eu lieu; des grévistes ont continué à « visiter » des usines ; les barricades faites la veille sont restées en place. Le maire ne prend pas parti mais réclame la cessation d’envoi de renforts de police qui ne peuvent « qu’aviver le mécontentement et porter les manifestants aux pires extrémités, la présence de troupes étrangères étant considérée comme une offense ».

Des tracts anti-militaristes sont répandus. Le préfet fait garder militairement les usines et les magasins aux portes forcées; il a requis le général en chef Tournier d’envoyer une compagnie d’infanterie, un escadron de chasseurs à cheval, des dragons et des gendarmes : l’ordre doit être maintenu …

La journée s’achève dans l’inquiétude — que la lecture de la presse ne peut qu’aggraver — . Les « gens raisonnables » ne se risqueront pas le soir dans les rues où circulent quelques groupes de manifestants, réels ou supposés.

Nuit du 15 au 16 avril. — Dans la nuit, éclatent des actes de violence dont on ignore l’origine exacte et le but précis. Entre 11 du soir et minuit, deux armureries sont pillées, celle d’Harrault- Baillot (14, rue Turgot) et celle de Nicot. L’attaque contre les magasins est menée dans les règles : les contrevents de bois sont brisés à coups de barre de fer, arrachés, les vitrines brisées, les armes emportées77.

Un peu plus tard, vers minuit et demi, une bombe éclate devant la porte du domicile particulier de M. Chadal78, directeur de l’usine de Th. Haviland. L’engin, sorte de coffre de fonte bourré d’explosif s’est ébréché en éclatant, ce qui a considérablement réduit les dégâts : la maison ne « s’effondre pas, la porte de bois et le mur sont seulement endommagés7». Toute la famille Chadal, réveillée en sursaut a cru sa dernière heure venue : elle ne passera pas une autre nuit dans la maison.

Dimanche 16 avril. — Le lendemain, dimanche des Rameaux, il n’est que bruit dans toute la ville de cet attentat de style anarchiste et qui, par miracle, n’a pas fait de morts; l’atmosphère de terreur s’alourdit d’autant. Tandis que la police recherche les armes enlevées dans les armureries, perquisitionne et expédie en prison les suspects chez qui des armes sont récupérées, les huissiers de Limoges sont sur les dents : de tous côtés on les réclame pour établir des constats de déprédations80. De son côté, Th. Haviland avertit le préfet de la tentative d’attentat perpétrée contre son directeur d’usine; Chadal réclame la protection du préfet. .

Malgré la fête des Rameaux, les églises restent quasi-désertes, les petites vieilles venues vendre du buis dans les rues ne trouvent pas leur aubaine traditionnelle : apeurés, les fidèles ne sortent pas de chez eux. Seuls, des groupes de manifestants circulent, ne s’en prenant qu’aux éventaires de buis et à une statuette de la Vierge qu’ils brisent (d’après La Croix du Perigord qui relate les événements)81.

Le préfet s’empresse de faire placarder une proclamation, par laquelle il interdit cortèges et attroupements; le conseil municipal réplique lui aussi par une autre proclamation, qui revient à prendre parti pour les manifestants82.

Cependant la journée du 16 s’achève dans le calme; mais on est loin de l’apaisement des esprits : la tension est très forte.

Lundi 17 avril. — Le secrétaire de la C.G.T., Lévy, est à Limoges depuis plusieurs jours, ainsi que A. Lucquet; à Paris, une commission de la C.G.T. siège en permanence, pour répondre au premier appel des ouvriers de Limoges. Ce lundi 17 avril, des orateurs venus spécialement de Paris pour encourager les grévistes doivent se faire entendre l’après- midi au Cirque municipal. Une foule d’environ 3 000 personnes se presse pour les écouter. Les discours terminés, vers 4 heures de l’après- midi, une partie des assistants se dirige vers la Bourse du Travail pour y prendre la bannière rouge et la bannière noire et se former en cortège : 150 à 200 personnes se dirigent vers la préfecture — malgré l’interdiction préfectorale — en chantant « l’Internationale ». Des tracts ont été distribués et affichés invitant les soldats à refuser d’obéir « aux commandements homicides »**. Une délégation de cinq membres, comprenant A. Pressemane, Chateau et Bertrand, se présente dans le bureau du préfet pour lui demander l’élargissement des incarcérées sous prétexte de manifestations84 ou de détention illégale ou de vol d’armes, à la suite des enquêtes consécutives au pillage des armureries. Enfin, le cortège se rend à la mairie, où la réponse du préfet doit lui être communiquée quelques heures plus tard.

Pendant tout l’après-midi, le Conseil municipal a tenté d’apaiser la foule, sans cacher sa désapprobation à l’égard du Préfet86. Le Conseil municipal, maire en tête, intercède pour que le préfet accède à la demande des manifestants : ils redoutent une explosion de des excès irréparables, et ils songent aussi, semble-t-il, aux prochaines élections de 1906, car dès le 16 avril ils rejetaient sur le préfet toute la responsabilité de l’affaire87.

Aussi, c’est une clameur devant la Mairie et sur le « Champ de Juillet *, une explosion de colère lorsque la réponse négative du préfet est connue ; c’est la révolte contre une autorité ressentie comme abstraite, lointaine, indifférente, donc odieuse. La nouvelle se propage comme le feu sur une traînée de poudre et bientôt plus de mille arrivent devant la prison. Au passage, ils s’emparent de barres de fer, de pièces de bois enlevées aux magasins proches (quincaillerie Touze, Faure constructeur, entreprise de T. P. Romain-Lafon) ; enfin, ils arrachent les barres auxquelles on attache les bestiaux sur le champ de foire8T et, s’en servant comme béliers, attaquent les portes de la prison et les font voler en éclats.

Dans la cour, une quarantaine de soldats sont massés : le jeune officier qui les commande tâche de parlementer avec les manifestants; des roulements de tambour se font entendre, sinistres avertissements de l’imminence du feu; très pâle le capitaine tente encore de discuter avec les manifestants qui ne veulent rien entendre; les soldats s’apprêtent à tirer, les manifestants du premier rang hésitent un instant à passer dans la brèche. La tension est à son comble quand un événement détourne la catastrophe imminente : une troupe de cavaliers arrive au grand trot, par la route d’Aixe, prenant de flanc les qui s’égaillent sur le champ de foire. Il est environ 7 heures du soir; malgré la proclamation du préfet, beaucoup de sympathisants et de curieux sont venus voir ce qui se passe (ces derniers, à proximité des maisons qui entourent le champ de foire). Des barricades barrent certaines rues adjacentes, comme la rue de la Mauvendière.

Comme la foule ne paraît pas disposée à rentrer chez soi, malgré l’heure tardive, le général Plazanet avertit le commissaire principal qu’il va faire disperser par trois escadrons de cavalerie les manifestants cependant que les conseillers municipaux, ceints de leurs écharpes, vont inlassablement d’un groupe à l’autre, prêchant le calme et le retour à la maison, sans succès. Les clairons sonnent, les dragons s’avancent alors, le cri de « chargez! »88 retentit et les chevaux foncent sur les manifestants; mais ces derniers ont trouvé la parade à la charge de cavalerie : ils déploient les rouleaux de fil de fer raflés à la Touze, et les tendent entre les platanes qui ombragent le champ de foire. Les chevaux s’empêtrent. Ils leur lancent des pierres, et pour échapper aux charges, escaladent les jardins d’Orsay qui dominent le champ de foire d’une trentaine de marches89.

De cette position élevée d’où ils sont inexpugnables par les cavaliers, ils criblent ceux-ci de projectiles : pierres arrachées aux corniches, etc.. Le lampadaire à arc est brisé d’un coup de pierre, on se bat dans la pénombre. Le commissaire central somme les manifestants de partir, mais ils crient « Non! ». Pour les déloger, on envoie des fantassins90 après que des coups de feu aient claqué dans l’air. Les manifestants se dispersent; deux individus seulement seront arrêtés.

Mais dans les jardins ravagés, quelques petits groupes se penchent sur des corps étendus à terre : l’un est celui d’un garçon de 20 ans, Camille Vardelle : une balle lui a traversé l’aine, il meurt sur place81. Un autre porte une affreuse blessure au visage : un coup de sabre l’a atteint, on le croit mourant : il guérira vite, cependant. Enfin, il y a quatre blessés atteints par des balles non mortelles92.

A 9 heures et demie, les jardins d’Orsay, le champ de foire sont déserts; des soldats en armes veillent dans la cour de la prison, les portes enfoncées; mais dans la ville, le deuil a succédé à l’excitation de la colère. .

Mardi 18 avril. — La soirée tragique a bouleversé la population et chacun se sent menacé. Le préfet est submergé de demandes de protection surtout de la part de sociétés ou de commerçants, et aussi de quelques particuliers, affolés, comme O. Lafon, fabricant de digestif, qui reçoit une lettre de menaces de style anarchiste94 et un certain M. de Catheu qui, venant faire des emplettes, apprend de la bouche d’un commerçant que son château est sur la liste de ceux qui vont « sauter » !

Tous les journaux, depuis les feuilles locales jusqu’aux grands quotidiens français et étrangers (Le Matin, Le Temps, l’Écho de Paris, Le Figaro, Le Petit Parisien, L’Avant-Garde, L’Humanité, etc., The Globe, The Morning Post de Londres, Berliner Neueste Nachriélter, Neu Freussische Zeitung, Vossischen Zeitung de Berlin, Brooklyn Times, Tribune, Evening Post de New- York, etc…, et aussi des italiens, danois, suisses, norvégiens, roumains et russes) évoquent les événements. Des articles enflammés sont publiés sur « les atrocités de Limoges », sur les « Apaches limousins » ou sur « la bourgeoisie contre le peuple». Des dessins aussi …95.

Bien entendu, beaucoup de feuilles racontent l’histoire de la manière qui plaira à leurs lecteurs : on donne au public ce qu’il demande. certains journaux comme L’Écho de Paris, Le Petit Bleu, Le Siècle font un effort d’information objective, donnant des interviews de patrons et d’ouvriers,, du maire et du préfet. Et les reporters d’affluer à Limoges, pour glaner des détails sur les événements et raconter les funérailles de la victime des manifestations.’

Mercredi 19 avril. — Les obsèques de C. Vardelle se déroulent dans une ambiance de lendemain d’orage, malgré l’ensoleillement de la journée. Autour du jeune mort, se resserre l’opposition socialiste : cette fois, elle tient son martyr, elle peut donner mauvaise conscience au parti adverse, aux patrons, aux officiers, aux bourgeois. Les obsèques prennent l’ampleur d’une affaire politique : le groupe socialiste a délégué à Limoges Bagnol, Cardet et Breton; les socialistes révolutionnaires sont représentés par Bouveri et Paul Constans, venus exprès de Paris; la C.G.T. par Lévy et Lucquet. Les fleurs : 60 à 70 couronnes, portant des inscriptions vengeresses”, le char mortuaire que suivent la famille, les délégations, le conseil municipal et une foule évaluée selon les uns à 15 000, selon les autres à 40 000 personnes, dont beaucoup ont l’églantine rouge à la boutonnière. Les obsèques civiles ont lieu au cimetière, où trois discours sont prononcés : par le maire, Labussière, par Lévy et par Bagnol qui, tous, flétrissent l’action du préfet et de la troupe. Mais la violence s’écoule en paroles et aucun incident ne trouble ni ne suit la cérémonie funèbre818 au soulagement général.

Après l’ivresse des violences, le spectacle des barricades, du champ de foire jonché de projectiles et encombré de fils de fer, des jardins d’Orsay saccagés, des portes de la prison enfoncées, des magasins pillés et gardés militairement, bref de tout ce qui évoque un lendemain de guerre civile, dégrise beaucoup de têtes; un vent de panique souffle sur la ville où les gens se terrent au fond de leurs maisons.

C’est l’heure des bilans : la « minorité agissante » des grévistes constate que la grève générale a échoué, la masse n’ayant pas suivi ou ayant suivi avec trop de réticence : le lock-out fait peur. Plus amère aussi est la déconvenue qui vient des critiques formulées par certains socialistes parisiens et par les journaux anarchistes9* qui blâment une action désorganisée (voire «démodée»)’.

Dans le télégramme quotidien qu’il expédie au ministre de l’Intérieur, le préfet annonce qu’il espère une solution du conflit entre patrons et ouvriers porcelainiers à brève échéance; mais il n’est pas tranquille, car cinq autres grèves paraissent encore sans issue100.

Vendredi 21 avril. — Enfin sous l’arbitrage du juge de paix du canton nord, M. Gauvin, avec l’entremise du président de la Chambre de Commerce, M. Lamy, les délégués patronaux (Frugier, Dorât, rencontrent les délégués ouvriers (Poncet, Mohammed, Mey- navergne, conduits par Tillet, du syndicat de la Céramique). Ces derniers ont reçu mandat impératif de s’opposer au retour du Penaud101. Pendant que les délégués discutent laborieusement dans le bureau du juge de paix, les délégués socialistes parisiens Bouveri, Cardet et Lévy font une enquête sur les événements des jours précédents; le substitut du procureur, Josse, mène la sienne, au bout de laquelle quinze manifestants arrêtés seront relâchés; il ne trouve aucun meneur parmi les 25 inculpés (pour port d’armes volées, voies de fait, etc.) qui restent.

Au bout de 2 heures de discussion, les délégués parviennent à un accord dont les principales clauses sont les suivantes :

Art. 1. — « La délégation ouvrière déclare que, dans l’affaire Penaud, elle n’a pas entendu mettre en jeu le principe de l’indépendance du patron. Elle reconnaît la liberté du patron quant à la direction du travail et au choix de ses préposés.

Art. 2. — La commission patronale, en présence des graves et pénibles événements de ces jours derniers, estimant que la situation de Penaud est devenue difficile à Limoges, croit de son devoir de faire une démarche auprès de M. Th. Haviland pour le prier de ne plus occuper Penaud dans sa fabrique de Limoges.

Art 3. — Le conflit Sautour n’existe plus. Le contremaître conserve ses fonctions dans la fabrique de Ch. Haviland. •

Art. 4. — Toute demande de modification de tarif sera différée (102).

Le travail doit reprendre le mardi 25 avril, après les fêtes de Pâques.

Pour les ouvriers, c’est une demi-victoire seulement, car la désignation des contre-maîtres reste entièrement l’affaire des patrons : ils ont dû le reconnaître explicitement. Le contre-maître demeure ce qu’il ôtait, le représentant du patron auprès des ouvriers — un préfet au petit pied, en quelque sorte — et non pas un élu des ouvriers, un « député » des ouvriers devant le patron.

Sur un point, les ouvriers de Théodore Haviland obtiennent : Penaud, le contre-maître accusé de mœurs dissolues, ne reviendra pas; mais il a fallu l’intervention des autres patrons auprès de Th. Haviland pour que Penaud soit « sacrifié », afin de laisser aux ouvriers une satisfaction d’amour-propre en ne leur infligeant pas un démenti1*8.

Vaincus sur le fond, les ouvriers restent vainqueurs sur la forme puisque le prétexte de grève, la personne de Penaud, disparait de Limoges.

Ce même vendredi 21 avril, une autre réunion se tient à la Bourse du Travail pour prendre une décision au sujet de la grève générale. Cette fièvre de réunions s’explique : la majorité silencieuse des ouvriers s’inquiète du chômage qui dure depuis plus d’une semaine et qui va se prolonger au moins jusqu’au mardi 25 avril puisqu’on arrive aux fêtes de Pâques — fêtes que la plupart des ouvriers iront passer en famille, à la campagne — ; il est urgent de se fixer avant de laisser retomber l’enthousiasme, ou ce qu’il en reste.

Les socialistes souhaitent une pause : leurs délégués doivent se rendre au Congrès socialiste qui s’ouvrira le dimanche 23 avril à Paris.

La Bourse du Travail de Paris a, elle aussi, organisé un meeting de protestation contre les événements de Limoges104.

Samedi 22 avril. — La grève des porcelainiers est terminée. Au Cirque municipal, une réunion des ouvriers céramistes a lieu, en présence de Lévy; Mme Sorgue, déléguée du Parti Socialiste de France, et Autourville, délégué de la fédération de l’Alimentation parisienne, y prennent la parole. Les syndicats de l’alimentation de Limoges se déclarent solidaires des autres, parlant de lancer une grève générale. Cependant, malgré les discours d’Autourville, qui déclare que la grève a été un succès, les délégués présents, à l’annonce que les porcelainiers ont décidé la reprise du travail, votent eux aussi la reprise du travail.

Toute la ville accueille avec soulagement la nouvelle de la fin du conflit. Les commerçants dressent un bilan tristement négatif : les émeutes ont pratiquement tari tous les achats ordinaires qui précèdent les fêtes pascales, spécialement chez les pâtissiers et charcutiers. Haviland évalue que le lock-out, en privant de salaire 15000 ouvriers à 3 F par jour en moyenne, représente 45000 F par jour retirés de la circulation : perte irréparable pour le commerce.

La ville n’a plus qu’à faire toilette en effaçant les traces des tragiques : rues à repaver, bancs à replacer, grilles à resceller, vitres à poser, etc.

Illustrations à voir sur : http://museehistoirevivante.fr/collections/histoire-du-mouvement-ouvrier/cartes-postales-de-greves-1901-1914

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*