La révolution russe – Lettre de Rosa Luxemburg à Luise Kautsky le 15 avril 1917. “Ne comprends-tu donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas”

Dossier: Rosa Luxemburg et la Révolution

Document 1 : une première réaction de Rosa Luxemburg à la Révolution russe.

 “Ne comprends-tu donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas … Je sais ce qui te déprime, c’est que je ne sois pas en liberté, pour rassembler les étincelles qui jaillissent là-bas. … A tout instant, je suis à mon poste et, dès que la possibilité m’en sera offerte, je m’empresserai de taper de mes dix doigts sur la clavier du piano du monde, que cela fera un beau vacarme!”

Chère Loulou, Wronke, le 15 avril 1917

Ta courte lettre d’avant Pâques, m’a vivement inquiétée par son ton d’extrême abattement et je me suis promis sur-le-champ de te laver la tête une fois de plus. Dis-moi, comment peux-tu, telle une triste cigale,  continuer à chanter ta chanson si désolée, tandis que de Russie nous parviennent ce choeur, ces chants d’alouette si clairs? Ne comprends-tu donc pas que c’est notre propre cause qui l’emporte et triomphe là-bas, que c’est l’histoire mondiale en personne qui y livre ses combats et, ivre de joie, dans la Carmagnole? Quand notre cause, celle de tous, connaît un tel développement, ne devons-nous pas oublier toutes nos misères privées?

Je sais ce qui te déprime, c’est que je ne sois pas en liberté, pour rassembler les étincelles qui jaillissent  là-bas, pour aider et orienter les choses en Russie et ailleurs aussi. Pour sûr, ce serait beau et tu peux imaginer quels fourmillements je ressens dans tous les membres et comment chaque nouvelle de Russie me traverse comme une décharge électrique jusqu’au bout des doigts. Mais de ne pouvoir participer à ces mouvements ne me rend pourtant nullement triste et il ne me vient pas à l’idée en gémissant sur ce que je ne puis changer, de gâcher la joie que j’éprouve à voir ce qui se passe.

Vois-tu, l’histoire des dernières années précisément et, en remontant dans le passé à partir de celle-ci, toute l’histoire m’ont appris qu’on ne doit pas surestimer l’action de l’individu. Au fond, ce qui agit et force la décision, ce sont les grandes forces invisibles, les forces plutoniennes des profondeurs et, finalement tout se met en place, pour ainsi dire de “soi-même”. N’interprète pas mal ce que je te dis! Ce faisant, je ne prône pas je ne sais quel optimisme fataliste et commode, destiné à masquer sa propre impuissance, et que je déteste chez Monsieur ton époux précisément. Non, non! A tout instant, je suis à mon poste et, dès que la possibilité m’en sera offerte, je m’empresserai de taper de mes dix doigts sur la clavier du piano du monde, que cela fera un beau vacarme! Mais comme, non par ma faute, mais par contrainte externe, j’ai été mise en congé d’histoire mondiale, je ris un bon coup, je suis heureuse quand cela marche même sans moi, et je crois dur comme fer que tout cela se passera bien. L’histoire sait toujours mieux que quiconque comment s’en sortir, alors qu’elle paraît s’être engagée dans une impasse sans le moindre espoir d’issue (…)

Et à présent tâche un peu d’être gaie, tu m’entends? Ne récrimine pas contre le temps gris, étudie plutôt la beauté et la diversité toute particulière d’un ciel gris.

Je t’embrasse de tout cœur.

Cette lettre est largement répandue et traduite. Cette version est publiée dans la revue Commune, N°18, mai 2000 (Prairial an 208)

Illustration : Soviet de Petrograd


Repères chronologiques sur le site du collectif smolny et qui permettent de mieux situer cette lettre dans son contexte historique. Il faut tenir compte du fait que Rosa Luxemburg est alors emprisonnée et qu’elle ne dispose certainement pas de toutes les informations, mais qu’elle connaît vraisemblablement les bouleversements politiques et les mouvements populaires de février-mars.

Janvier

-9 janvier : Grève de 50 000 ouvriers et manifestation à Petrograd en commémoration du Dimanche rouge de 1905.

Février

-22 février : Lockout aux usines Poutilov.

-23 février : Journée internationale des femmes et grande manifestation à Petrograd contre les difficultés d’approvisionnement. Les « Cinq Glorieuses » débutent spontanément.

-25 février : Grève générale à Petrograd.

-26 février : Heurts violents entre manifestants et armée.

-27 février : Mutinerie à Petrograd. Mise en place d’un double pouvoir : le Comité provisoire de la Douma et, le Soviet des députés ouvriers de Petrograd.

Mars

-1° mars : Par son Prikaz (“ordre”) n°1, le Soviet de Petrograd invite les soldats à élire des comités dans chaque unité, ce qui va dissoudre la discipline dans l’armée. Les grandes places de Petrograd se transforment en lieux de meeting permanent ; des centaines de soviets, des milliers de comités d’usine et de quartier, de paysans, de cosaques, de « ménagères », de milices … fleurissent en quelques semaines ; plus de 150 quotidiens ou hebdomadaires accompagnent cette « libération de la parole ».

-2 mars : Formation d’un gouvernement provisoire libéral, présidé par le prince Lvov ; abdication de Nicolas II.

-6 mars : Publication du programme du gouvernement provisoire : amnistie, convocation d’une Assemblée constituante élue au suffrage universel, poursuite de la guerre.

Avril

-3 avril : Arrivée de Lénine à Petrograd.

-4 avril : Lénine expose aux bolcheviks ses “Thèses d’avril”.

-20-21 avril : “Journées d’avril” : vives réactions du Soviet à la note Milioukov (confirmant aux Alliés l’engagement de la Russie dans la guerre) ; manifestations et violents heurts dans les rues de Petrograd entre manifestants et contre-manifestants.

Article originel: La révolution russe – Lettre de Rosa Luxemburg à Luise Kautsky comprendre-avec-rosa-luxemburg.over-blog.com

 

Ta R.

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